Lucas Taïeb est énervé

Interview : Lucas Taïeb – Partie 1

Il y a quelques temps déjà, Lucas Taïeb se tenait devant moi, et devant une jolie tasse de chocolat chaud, qu’il n’a pas dû boire très chaud tant il en avait à dire pour répondre à mes questions. Voici la première partie d’une interview de l’artiste, dont l’ampleur et l’intérêt méritent qu’on la découpe en plusieurs épisodes ; c’est meilleur quand on déguste…

MR : Peut-être que tu pourrais commencer par te présenter, avec tes mots à toi ?

LT : Oh là, vu que j’hésite beaucoup, je sens qu’à l’oral ça va pas passer… Enfin, oui, donc bonjour, je m’appelle Lucas Taïeb, je me considère essentiellement comme un… J’ai du mal à me considérer complètement comme un dessinateur, parce qu’on va dire que j’ai commencé à faire ça de manière assez brute en fait ; en gros, je m’y suis vraiment mis à l’adolescence, on va dire à 14-15 ans, j’avais besoin comme ça de décharger des trucs, aussi bien sous forme de fiction complètement absurde que sous forme plus de journal autobiographique, mais qui était déjà plus que du journal intime, quand même, il y avait une forme … enfin je voulais le montrer aux autres quoi. Et donc, par la force des choses, vu que j’aime beaucoup jouer avec la mise en page, euh, les traits, le mélange du dessin et des mots, ça a pris cette forme-là, qui est souvent proche de la bande dessinée, mais à la base –bon déjà ça se voit, je n’ai pas du tout d’intérêt pour le dessin d’après nature, par exemple, je ne me considère pas du tout comme un dessinateur au sens de quelqu’un qui ferait des croquis, comme dans un café, ici, qui croquerait la table d’à côté… Bon après, je ne sais pas si c’est le mélange à la fois je j’étais un grand lecteur de bande dessinée depuis tout petit qui a joué, et puis aussi le fait qu’indépendamment j’avais développé un gout pour la graphie qui s’est assez vite manifesté… mais du coup voilà, ça a assez vite pris cette forme de dessin écrit, d’une espèce de bande dessinée, on appellera ça comme on veut ; mais en général, dans la plupart des choses que je fais, sauf exception, il y a toujours du dessin et de l’écrit. Alors des fois, il arrive qu’il n’y ait que du dessin ou que de l’écrit, mais souvent ça se complète quand même assez.

MR : Tu tenais un journal intime avant ça, ou tu as vraiment débuté cette pratique avec le dessin ?

LT : Non, j’ai vraiment commencé… y’avait toujours cette forme… déjà, je voulais pas que ce soit un journal que pour moi, et ça c’est très important, il fallait qu’il y ait une mise en page, toujours. Alors des fois, il pouvait y avoir que dalle de dessin, s’il y avait plein de choses à dire, y’avait peut-être juste un petit bonhomme qui était là pour dire qu’il était là. En fait c’est un peu dans la lignée de Lucas Taieb est énervé, sur Infusion, c’est vraiment ça ; il y a peut-être une part un peu autoréférentielle que je suis le seul à saisir, parce que ça imite un peu des fois la mise en page et la quantité de texte qu’il y avait dans mes précédents récits, où c’est vrai que parfois il y avait plus de texte que de dessin, mais la mise en page avait son importance, en fait. Et après, j’ai vu que j’étais pas le seul à trouver qu’on pouvait faire une écriture dessinée, une sorte de bande dessinée où l’écriture pouvait avoir plus d’importance que le dessin ; ça peut exister aussi. Donc non, j’ai vraiment commencé par là ; mais aussi, il faut dire qu’en général le journal intime, on les commence plutôt au moment de l’adolescence, donc la période aussi coïncidait. Sans ça, j’aurais eu du mal à avoir un retour sur moi-même. Je faisais des petits bonhommes avec des petites aventures, comme tout le monde, quoi.

M : Mais, puisque c’est une image de toi que tu extériorises, et que tu recrées pour autrui, qu’est-ce que tu cherches à faire passer avec ces dessins ? Est-ce que tu essaies de te redéfinir une image sociale qui correspond plus à l’idée que tu te fais de toi à travers tes petits récits ?

LT : D’un point de vue autobiographique, tu veux dire ?

MR : Pas nécessairement, ou plutôt oui, dans la mesure où tous tes projets sont un peu autobiographiques… Ce que je voudrais savoir, c’est si tu cherches à offrir une image de toi tel que tu te voies ou si tu crées vraiment un personnage différent, qui partage tes réflexions mais qui n’est pas tout à fait toi, qui reste fictif ?

LT : Ben en fait, je crois que c’est vraiment un mélange des deux ; au départ, enfin la base avant tout, enfin quand j’ai commencé à faire ça, j’avais besoin d’ordonner mes pensées, pour moi c’était… déjà l’écriture permet d’ordonner ce qu’on a dans le cerveau mais encore plus la mise en page de la bande dessinée permet comme ça de jouer, vu qu’on a des contraintes très précises de place et de case ; et du coup ça me faisait du bien, ça me permettait d’ordonner un peu ce que je vivais, tout ça, mes sensations, mes atermoiements tout ça… Donc la première motivation était complètement personnelle, quoi, donc elle vient de là ; mais c’est vrai qu’après, quand j’ai vraiment commencé à le montrer plus largement, j’essaie quand même de sélectionner un peu ce dont je parle, et j’avoue que ça me plaît bien de pouvoir jouer un peu avec l’effet de surprise, que je sois un peu là où on ne m’attend pas, ou mettre un peu en jeu des trucs un peu polémiques, où je sais qu’ils vont être à rebrousse-poil de certaines choses… Mais je ne cherche pas nécessairement à provoquer quoi que ce soit, mais disons que je veux quand même qu’il ait quelque chose de surprenant, de paradoxal ; quand j’avance une idée, souvent je vais en dire le contraire, pour y revenir toujours à la fin, souvent c’est comme ça que se construisent mes planches. Parfois je peux même aller jusqu’à éliminer un sujet, si je me rends compte que ma page va se limiter à un truc, un thème personnel que d’autres auteurs ont déjà exprimé, que moi je peux exposer différemment mais pas assez pour que ça puisse faire l’objet d’une page. Ce qui m’intéresse, c’est quand j’ai l’impression que je vais être le seul à voir un lien logique paradoxal… C’est pour ça aussi je pense que j’aime bien l’absurde ; parce que même si voilà, je m’intéresse parfois à des sujets vaguement esthétiques ou politiques ou des choses assez communes, j’ai l’impression que par la force des choses j’ai toujours un regard un peu décalé, qui des fois peut être handicapant, parce que je me sens en décalage, je me sens mal parfois, dans le monde et tout ça, puis après je me demande : je ne comprends pas pourquoi les gens raisonnent comme ça, et tout ça, et alors c’est pour ça, je pense que ça me fait du bien de l’exprimer, mais ça m’intéresse aussi de savoir ce que les gens vont en penser ou pas… Voilà. Alors parfois je suis assez déçu, ils ont l’air de… ou peut-être qu’ils sont… enfin tellement qu’ils s’y attendent pas, ils sont un peu indifférents, et parfois ça les intéresse… Enfin, je ne sais pas, justement je ne peux jamais prévoir l’effet que ça va faire, et puis bon, ça ne me regarde pas après, c’est autre chose… Ça vient après. Mais oui, disons, je me dis toujours que cette page, ça va être… enfin ça devrait parler de quelque chose qui a priori n’a jamais été exprimé comme ça. C’est vrai que j’aime bien en général, même en fiction, ou en dessin, j’aime bien faire des choses qui j’espère n’ont jamais été exprimées, de cette façon en tout cas. J’ai l’impression de lire des fois des tonnes de choses qui se ressemblent ou des choses attendues, des opinions préconçues, des choses répétitives, donc voilà.  Peut-être que ce que j’aimerais le moins qu’on me dise sur ce que je fais c’est que c’est attendu, que ça ressemble à d’autres trucs, que c’est vide… je préfèrerais à la limite qu’on me dise que c’est moche, que ça n’a aucun intérêt, que c’est débile, plutôt que c’est « commun » (rires)

Propos recueillis par Mathilde Rouxel.

Deuxième partie à suivre !

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